Rasinari, Rumania, 1911 - París, Francia, 20 de junio 1995
Mécanisme de l'utopie
[...]
Fermé depuis cinq mille ans, le paradis
fut rouvert, selon Saint-Jean Chrysostome,
au moment où le Christ expirait; le larron put
y pénétrer, suivi d'Adam, rapatrié enfin, et d'un
nombre restreint de justes qui végétaient dans les
enfers en attendant "l'heure de la rédemption".
Tout porte
à croire qu'il est de nouveau verrouillé et qu'il le restera
longtemps encore. Personne ne peut en forcer l'entrée: les quelques
privilégiés qui en jouissent s'y sont barricadés
sans doute, selon un
système dont ils purent sur terre observer les
merveilles.
Ce paradis
a l'air d'être le vrai: au plus profond de nos abattements
c'est à lui que nous songeons, c'est en lui que
nous aimerions nous
dissoudre. Une impulsion subite nous y pousse et nous
y plonge: voulons-
nous regagner, en un instant, ce que nous avons perdu
depuis toujours, et réparer soudain la faute d'être nés?
Rien ne dévoile
mieux le sens métaphysique de la nostalgie que l'impossibilité
où elle est de coïncider avec quelque moment du temps
que ce soit; aussi cherche-t-elle consolation dans un
passé reculé,
immémorial, réfractaire aux siècles
et comme antérieur au devenir.
Le mal dont
elle souffre - effet d'une rupture qui remonte aux commencements - l'empèche
de projeter l'âge d'or dans l'avenir; celui
qu'elle conçoit naturellement c'est l'ancien,
le primordial; elle aspire,
moins pour s'y délecter que pour s'y évanouir,
pour y déposer le fardeau
de la conscience. Si elle retourne à la source
des temps, c'est pour y
retrouver le paradis véritable, objet de ses regrets.
Tout à l'opposé, celle
dont procède le paradis d'ici-bas sera démunie
de la dimension du regret précisément: nostalgie renversée,
faussée et viciée, rendue vers le futur, obnubilée
par le "progrès", réplique temporelle, métamorphose
grimaçante
du paradis originel. Contagion? automatisme? cette métamor-phose
a fini
\par s'opérer en chacun de nous. De gré
ou de force, nous misons sur
l'avenir, en faisons une panacée, et, l'assimilant
au surgissement d'un tout autre temps à l'intérieur du temps
même, le considérons comme une
durée inépuisable et pourtant achevée,
comme une histoire intemporelle. Contradiction dans les termes, inhérente
à l'espoir d'un règne nouveau,
d'une victoire de l'insoluble au sein du devenir. Nos
rèves d'un monde meilleur se fondent sur une impossibilité
théorique. Quoi d'étonnant qu'il
faille, pour les justifier, recourir à des paradoxes
solides? [...]