Robert Desnos
Corps et Biens
A la mystérieuse
Ô douleurs de l'amour!
Comme vous m'êtes nécessaires
et comme vous m'êtes chères.
Mes yeux qui se ferment sur des larmes
imaginaires, mes mains qui
se tendent sans cesse vers le vide.
J'ai rêvé cette nuit
de paysages insensés et d'aventures dangereuses
aussi bien du point de vue de la mort que du point de
vue de la vie, qui
sont aussi le point de vue de l'amour.
Au réveil vous étiez
présentes, ô douleurs de l'amour, ô muses du
désert, ô muses exigeantes.
Mon rire et ma joie se cristallisent
autour de vous. C'est votre fard,
c'est votre poudre, c'est votre rouge, c'est votre sac
de peau de serpent,
c'est vos bas de soie... et c'est aussi ce petit pli
entre l'oreille et la nuque,
à la naissance du cou, c'est votre pantalon de
soie et votre fine chemise
et votre manteau de fourrure, votre ventre rond c'est
mon rire et mes joie
vos pieds et tous vos bijoux.
En vérité, comme vous
êtes bien vêtue et bien parée.
O douleurs de l'amour, anges exigeants,
voilà que je vous imagine à
l'image même de mon amour, que je vous confonds
avec lui...
O douleurs de l'amour, vous que je
crée et habille, vous vous
confondez avec mon amour dont je ne connais que les vêtements
et aussi
les yeux, la voix, le visage, les mains, les cheveux,
les dents, les yeux...
J'ai tant rêvé de toi
que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d'atteindre ce
corps vivant et de baiser sur cette
bouche la naissance de la voix qui m'est chère
?
J'ai tant rêvé de toi
que mes bras habitués, en étreignant ton ombre,
à se croiser sur ma poitrine ne se plieraient
pas au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l'apparence réelle
de ce qui me hante et me gouverne
depuis des jours et des années, je deviendrais
une ombre sans doute.
O balances sentimentales.
J'ai tant rêvé de toi
qu'il n'est plus temps sans doute que je m'éveille.
Je dors debout, le corps exposé à toutes
les apparences de la vie et de
l'amour et toi, la seule qui compte aujourd'hui pour
moi, je pourrais
moins toucher ton front et tes lèvres que les
premières lèvres et le
premier front venus.
J'ai tant rêvé de toi,
tant marché, parlé, couché avec ton fantôme
qu'il ne me reste plus peut-être, et pourtant,
qu'à être fantôme parmi
les fantômes et plus ombre cent fois que l'ombre
qui se promène et se promènera allègrement sur le
cadran solaire de ta vie.
Dans la nuit il y a naturellement les
sept merveilles du monde et la
grandeur et le tragique et le charme.
Les forêts s'y heurtent confusément
avec des créatures de légende
cachées dans les fourrés.
Il y a toi.
Dans la nuit il y a le pas du promeneur
et celui de l'assassin et celui
du sergent de ville et la lumière du réverbère
et celle de la lanterne du chiffonnier.
Il y a toi.
Dans la nuit passent les trains et
les bateaux et le mirage des pays où
il fait jour. Les derniers souffles du crépuscule
et les premiers frissons
de l'aube.
Il y a toi.
Un air de piano, un éclat de
voix.
Une porte claque. Une horloge.
Et pas seulement les êtres et
les choses et les bruits matériels.
Mais encore moi qui me poursuis ou
sans cesse me dépasse.
Il y a toi l'immolée, toi que
j'attends.
Parfois d'étranges figures
naissent à l'instant du sommeil et
disparaissent.
Quand je ferme les yeux, des floraisons
phosphorescentes apparaissent
et se fanent et renaissent comme des feux d'artifice
charnus.
Des pays inconnus que je parcours
en compagnie de créatures.
Et y a toi sans doute, ô belle
et discrète espionne.
Et l'âme palpable de l'étendue.
Et les parfums du ciel et des étoiles
et le chant du coq d'il y a 2000 ans
et le cri du paon dans des parcs en flamme et des baisers.
Des mains qui se serrent sinistrement
dans une lumière blafarde et des essieux qui grincent sur des routes
médusantes.
Il y a toi sans doute que je ne connais
pas, que je connais au contraire.
Mais qui, présente dans mes
rêves, t'obstines à s'y laisser deviner sans
y paraître.
Toi qui restes insaisissable dans
la réalité et dans le rêve.
Toi qui m'appartiens de par ma volonté
de te posséder en illusion mais
qui n'approches ton visage du mien que mes yeux clos
aussi bien au rêve
qu'à la réalité.
Toi qu'en dépit d'une rhétorique
facile où 1e flot meurt sur les plages,
où la corneille vole dans des usines ruine, où
le bois pourrit en craquant
sous un soleil de plomb.
Toi qui es à la base de mes
rêves et qui secoues mon esprit plein de métamorphoses et
qui me laisses ton gant quand je baise ta main.
Dans la nuit il y a les étoiles
et le mouvement ténébreux de la mer,
des fleuves, des forêts, des villes, des herbes,
des poumons de millions
et millions d'êtres.
Dans la nuit il y a les merveilles
du monde.
Dans la nuit il n'y a pas d'anges
gardiens, mais il y a le sommeil.
Dans la nuit il y a toi.
Dans le jour aussi.
Loin de moi et semblable aux étoiles
et à tous les accessoires de la mythologie poétique,
Loin de moi et cependant présente
à ton insu,
Loin de moi et plus silencieuse encore
parce que je t'imagine sans
cesse,
Loin de moi, mon joli mirage et mon
rêve éternel, tu ne peux pas
savoir.
Si tu savais.
Loin de moi et peut-être davantage
encore de m'ignorer et m'ignorer encore.
Loin de moi parce que tu ne m'aimes
pas sans doute ou, ce qui revient
au même, que j'en doute.
Loin de moi parce que tu ignores sciemment
mes désirs passionnés
Loin de moi parce que tu es cruelle.
Si tu savais.
Loin de moi, ô joyeuse comme
la fleur qui danse dans la rivière au
bout de sa tige aquatique, ô triste comme sept
heures du soir dans les champignonnières.
Loin de moi silencieuse encore ainsi
qu'en ma présence et joyeuse
encore comme l'heure en forme de cigogne qui tombe de
haut.
Loin de moi à l'instant où
chantent les alambics, l'instant où la mer silencieuse et bruyante
se replie sur les oreillers blancs.
Si tu savais.
Loin de moi, ô mon présent
présent tourment, loin de moi au bruit magnifique des coquilles
d'huîtres qui se brisent sous le pas du
noctambule, au petit jour, quand il passe devant la porte
des restaurants.
Si tu savais.
Loin de moi, volontaire et matériel
mirage.
Loin de moi, c'est une île qui
se détourne au passage des navires.
Loin de moi un calme troupeau de boeufs
se trompe de chemin,
s'arrête obstinément au bord d'un profond
précipice, loin de moi, ô
cruelle.
Loin de moi, une étoile filante
choit dans la bouteille nocturne du
poète. Il met vivement le bouchon et dès
lors il guette l'étoile enclose
dans le verre, il guette les constellations qui naissent
sur les parois, loin
de moi, tu es loin de moi.
Si tu savais.
Loin de moi une maison achève
d'être construite.
Un maçon en blouse blanche
au sommet de l'échafaudage chante une
petite chanson très triste et, soudain, dans le
récipient empli de mortier apparaît le futur de la maison
: 1es baisers des amants et les suicides à
deux et la nudité dans les chambres des belles
inconnues et leurs rêves-
à minuit, et les secrets voluptueux surpris par
les lames de parquet.
Loin de moi,
Si tu savais.
Si tu savais comme je t'aime et, bien
que tu ne m'aimes pas, comme
je suis joyeux, comme je suis robuste et fier de sortir
avec ton image en
tête, de sortir de l'univers.
Comme je suis joyeux à en mourir.
Si tu savais comme le monde m'est
soumis.
Et toi, belle insoumise aussi, comme
tu es ma prisonnière.
Ô toi, loin de moi, à
qui je suis soumis.
Si tu savais.