Arthur Rimbaud
Charleville, 1854 - 1891
I
Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs
voiles...
-On entend dans les bois lointains des hallalis.
Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir,
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.
Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercées mollement par les eaux;
Les saules frissonants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux.
Les nénuphars froissés soupirent autour
d'elle;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d'où s'echappe un petit frisson d'aile;
-Un chant mystérieux tombe des astres d'or.
II
O pâle Ophélia! belle comme la neige!
Oui, tu mourus, enfant, par un fleuve emporté!
-C'est que les vents tombant des grands ponts de Norwège
T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté;
C'est qu'un souffle, tordant ta grande chevelure,
A ton esprit rêveur portait des étranges
bruits;
Que ton coeur écoutait le chant de la Nature
Dans las plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits;
C'est que la voix des mers folles, immense râle,
Brisait ton sein d'enfant, trop humain et trop doux;
C'est qu'un matin d'avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou, s'assit muet à tes genoux!
Ciel! Amour! Liberté! Quel rêve, ô
pauvre Folle!
Tu te fondais à lui comme une neige au feu;
Tes grandes visions étranglaient ta parole
-Et l'Infini terrible effara ton oeil bleu!
III
-Et le Poëte dit qu'au rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis,
Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs
voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.